
Le 25 avril, les Australiens célèbreront l’ANZAC Day. Une journée du souvenir qui salue l’engagement et le sacrifice des troupes australiennes à Gallipoli et à Villers-Bretonneux pendant la Première Guerre mondiale (et depuis 1945, tous les Australiens qui ont perdu la vie lors d’opérations militaires et de maintien de la paix). À ce jour, il s’agit de la plus importante commémoration nationale en Australie. Le pays tout entier rend hommage à ses vétérans avec patriotisme et solennité.
Et si l’on se souvient facilement de la bravoure de ces milliers de héros partis combattre, on oublie souvent qu’il s’agissait avant tout de très jeunes hommes. À peine sortis de l’adolescence, inexpérimentés, ils ont été confrontés aux pires atrocités de la guerre, à tel point que certains déserteront.
Phénomène courant, la désobéissance militaire au sein de l’armée australienne pendant la Première Guerre mondiale est peu évoquée. D’autant plus que loin des zones de combat, la population australienne a énormément idéalisé le rôle de ses soldats à travers des représentations collectives relevant parfois plus d’une forme mythologique que de la réalité historique. Un constat toujours d’actualité que partagent de nombreux historiens.
Selon les chiffres officiels, 306 soldats du Commonwealth ont été condamnés à mort par cour martiale et exécutés. Parmi eux, des Anglais, des Canadiens et des Néo-Zélandais. Pourtant, l’Australie refusa de fusiller ses hommes malgré la pression du gouvernement britannique.
À la veille des commémorations de l’ANZAC, nous avons voulu nous intéresser à ces hommes que l’histoire préfère taire. Accusés de lâcheté et de traitrise par l’opinion publique, ils ont vécu dans le silence et la honte. À l’heure où plusieurs nations réhabilitent ces fusillés, nous souhaitons partager le portrait d’un déserteur, William Xavier Reynolds, raconté par sa petite-fille Rosemary Reynolds.
Un récit sans jugement, sans détour, et empreint d’émotions.
RDV Australie : Rosemary Reynolds, merci de partager l’histoire de votre grand-père William Xavier Reynolds. Pourquoi est-il important d’en parler selon vous ?
Rosemary Reynolds : Si on ne peut qualifier mon grand-père de héros, il n’en demeure pas moins, selon moi, un homme qui a su faire preuve de courage.
Je lui rends hommage à ma façon. Car loin des clichés que l’on peut avoir sur le mot « déserteur », William était un homme intègre.
C’est l’histoire d’un Australien qui a servi son pays lors des deux guerres mondiales. L’histoire d’un soldat, avec ses failles et ses traumatismes.
D’où venait votre grand-père ?
Rosemary Reynolds : William est né le 8 novembre 1894 à Pymble, une banlieue au nord de Sydney. Il était l’aîné d’une fratrie de seize enfants ! Il a passé son enfance dans un cottage qui s’appelait Killaloe, comme le village irlandais dans le comté de Clare dont sa famille était originaire. D’ailleurs, la rue dans laquelle il vivait portait son nom de famille : Reynolds Street.
Sa mère, Mary Frances O’Connor, était institutrice à l’école primaire de St Ives. Son père, lui, était arboriculteur sur un verger de quatre hectares à Pymble dont il avait hérité en 1891.
Après avoir terminé sa scolarité, il est devenu boucher. Et en 1915, il est tombé amoureux d’une jeune femme qu’il épousa la même année. Elle s’appelait Annie Gleeson.
Il n’y avait pas de conscrits en Australie, seulement des volontaires. Pourquoi s’est-il engagé alors qu’il venait de se marier ?
Rosemary Reynolds : Malheureusement, un an après leur mariage, Annie est morte en couches.
À l’époque, l’hôpital le plus proche de Pymble se trouvait à Paddington. Soit 26 kilomètres qu’il fallait parcourir en charrette. En outre, le pont de Sydney n’existait pas encore. Ils ont dû traverser la rivière en barque. Le trajet a duré trop longtemps. Hélas, Annie et son bébé n’ont pas survécu.
Je pense que mon grand-père a été profondément traumatisé par la perte de son épouse et de leur enfant. Sept mois plus tard, il s’est porté volontaire dans l’armée, sans doute pour oublier.
Mais il faut aussi se rappeler qu’on incitait grandement les hommes à s’engager. Rendons-nous compte que l’Australie a mobilisé environ 417 000 hommes pendant ce conflit.



Et le 11 novembre 1916, deux ans jour pour jour avant l’armistice, il embarqua sur le HMAT Suevic à destination de l’Angleterre. Il venait de fêter ses 22 ans.
Est-ce que William a pris part à des combats ?
Rosemary Reynolds : Oui, ses états de service indiquent qu’il a rejoint le 18e bataillon de l’Australian Imperial Force. Au cours du mois de septembre 1917, son bataillon a avancé vers Ypres en Belgique et a pris part à la bataille de la route de Menin. C’est aussi ce que l’on a appelé la troisième bataille d’Ypres.
L’offensive a été très violente. Malgré la victoire des Britanniques, les pertes ont été considérables. William y a vu mourir 60 camarades de son bataillon et 224 ont été blessés. C’était seulement quatre mois après son arrivée en France. Imaginez !
Puis le 9 octobre 1917, toujours au sein du 18e bataillon, il a participé à la bataille de Poelcappelle en première ligne. Un véritable désastre ! Les archives évoquent un bourbier impraticable où l’artillerie ne passait plus. Un échec cuisant qui a profondément affecté le moral des hommes.
A-t-il été blessé lors de ces affrontements ?
Rosemary Reynolds : Il est tombé malade en janvier 1918. Atteint d’une grave pneumonie, il a été rapatrié en Angleterre pour y être soigné. D’ailleurs, c’est au même moment que la grippe espagnole commence à sévir. Imaginez ce que ça devait être une pandémie sur fond de guerre mondiale…

Au mois de juin suivant, il est renvoyé sur le front, et en août 1918, il participe à la bataille d’Amiens. Malheureusement (ou heureusement), il se foule la cheville et devra séjourner six semaines à l’hôpital.
À quel moment William déserte-t-il ?
Rosemary Reynolds : Après s’être rétabli, il retrouve son bataillon qui a pris ses quartiers dans le village meurtri de Villeret dans l’Aisne. C’est là-bas qu’ils reprennent leurs forces et s’entraînent avant de repartir dans les tranchées. Mais on devine l’état physique et psychique dans lequel il devait se trouver.
Le 1er octobre 1918, il ne se présente pas à la revue des troupes alors que le bataillon s’apprête à repartir au front. Il est déclaré AWL (Absent Without Leave), c’est-à-dire une absence injustifiée. Sa désertion va durer 53 jours exactement puisqu’il se rendra aux autorités le 23 novembre à Mazingheim dans le Pas-de-Calais.
Il est jugé le 3 décembre 1918 en cour martiale. D’après les documents que nous avons, cela s’est passé en plein air. Il a déclaré ne pas s’être présenté à l’appel parce qu’il était ivre…
Je ne sais pas si c’est une excuse ou la vérité. Par contre, c’est vrai qu’il était fréquent chez les soldats de se soûler autant. Dans beaucoup de villages abandonnés comme Villeret, il n’était pas rare de trouver des caves à vin épargnées.
Il a été condamné à douze mois de travaux forcés. Mais dès le lendemain matin, sa peine a été revue à la baisse. La guerre était terminée après tout. Il a donc effectué six mois au lieu de douze dans un camp à Calais, en France.
Que s’est-il passé ensuite ? Est-il rentré en Australie ?
Rosemary Reynolds : Après deux années sur le sol français, il quitte le pays le 10 juin 1919 depuis le port du Havre, et débarque à Southampton en Angleterre. Il y est à nouveau hospitalisé pour une angine. Peut-être la grippe espagnole, qui sait ?
Enfin, il embarque le 20 septembre avant de poser le pied en Australie le 24 octobre 1919. Quelques jours avant son 26e anniversaire. Il était tellement jeune quand j’y pense… Il a été officiellement démobilisé sans déshonneur en 1920.
Puis il a repris son métier de boucher, toujours à Pymble. En 1924, il rencontre ma grand-mère, Florence May Pogson, qu’il épouse et avec laquelle il aura quatre enfants dont mon père. Mais ils finiront par divorcer après la Seconde Guerre mondiale.

Justement, vous dites que William a combattu lors des deux guerres. Comment cela est-il possible pour un déserteur ?
Rosemary Reynolds : C’est vrai, en 1940, le soldat Reynolds a servi avec le 33e bataillon en Syrie et en Nouvelle-Guinée. Avec ses deux fils ! Mon père Dudley s’est engagé dans la Royal Navy (la Marine nationale anglaise) à l’âge de 17 ans comme radiotélégraphiste (il était trop jeune pour intégrer la Marine australienne). Quant à mon oncle Eric, il était matelot dans la Royal Australian Navy.
Mon grand-père n’aurait pas pu le faire s’il n’avait pas menti sur son identité. Il a effacé son second prénom de ses papiers. Et il avait 45 ans… Même s’il n’avait pas déserté auparavant, il n’aurait pas pu s’engager car il était déjà trop vieux. Il s’est aussi arrangé avec ce détail en se déclarant onze ans plus jeune…

Vous citez des documents, vous avez un avis… Par contre, vous n’évoquez pas directement ses propos…
Rosemary Reynolds : C’est exact, nous n’avons jamais rien su de son histoire de son vivant. Il a gardé ce lourd secret jusqu’au bout, l’emportant avec lui dans sa tombe. C’est là, à mon sens, que s’exprime toute la tragédie de sa vie.
Son passé et ses traumatismes ont eu raison de son mariage. Malgré son divorce, mon père lui portait une grande estime. Adulte, il lui rendait fréquemment visite mais il ne nous emmenait que rarement avec lui. Je l’ai donc peu connu. Lorsque je le voyais, il parlait peu vous savez. Ce n’était pas une personne très loquace… Et j’étais surtout bien trop jeune pour comprendre ce qu’il avait vécu.
J’aurais aimé savoir ce qu’il a fait durant sa cavale. Qui a-t-il rencontré ? Comment s’est-il caché ? Comment s’est-il nourri ? J’aurais aimé le connaître tout simplement.
Ce que je sais, c’est qu’il n’a jamais évoqué ses souvenirs avec sa famille. Après avoir été amputé de la jambe à la suite d’une gangrène, il a vécu dans un foyer pour anciens combattants où il est décédé.
En 2003, soit 32 ans après son décès, mon père a demandé les états de service de mon grand-père auprès de l’armée australienne. Cela n’était pas possible auparavant car les archives n’avaient pas encore été numérisées.
C’est à ce moment que nous avons découvert son histoire et que nous avons appris qu’il avait déserté pendant six semaines.
Étonnamment, parmi les rares effets personnels que William avait conservés jusqu’à sa mort, mon père a retrouvé son ordre de démobilisation qui ne mentionnait aucunement sa désertion.
Même si cela peut paraître anecdotique, je pense que mon grand-père a conservé ce papier comme un témoignage de son histoire, une preuve de sa participation dans la Grande Guerre. C’était toute sa vie. Mais aussi peut-être pour se prouver et se convaincre qu’il n’avait pas mal agi… Je suis persuadée qu’il s’est toujours senti coupable et honteux d’avoir abandonné ses camarades.
Se porter volontaire pendant la Seconde Guerre mondiale a été pour lui, je crois, une manière de se racheter, de payer sa « dette » envers la société et ses frères d’armes pour amenuiser la culpabilité qu’il portait au plus profond de son être. En réalité, il n’a jamais cessé d’être un soldat.
Se porter volontaire pendant la Seconde Guerre mondiale a été pour lui, je crois, une manière de se racheter, de payer sa « dette » envers la société et ses frères d’armes pour amenuiser la culpabilité qu’il portait au plus profond de son être. En réalité, il n’a jamais cessé d’être un soldat.
Ironie du sort, mon grand-père est décédé le 11 novembre 1971 à Linfield, tout près de Pymble. 55 ans après avoir embarqué pour l’Europe et 53 ans après l’armistice jour pour jour.

L’avis de l’expert
Nous avons demandé l’avis de Romain Fathi, professeur d’histoire à la Flinders University en Australie-Méridionale et chercheur associé au centre d’Histoire de Sciences Po à Paris.
La désertion est-elle un phénomène courant au sein de l’armée australienne pendant la Première Guerre mondiale ?
Dr Romain Fathi : Oui, il s’agit d’un phénomène assez courant qui s’explique principalement dans le fait que l’Australie et l’opinion publique à l’époque n’étaient pas du tout en faveur de la peine de mort pour les actes de désobéissance militaire. Les Australiens n’étaient pas conscrits mais volontaires. Autrement dit, malgré des condamnations, l’Australie refusait d’appliquer la peine capitale.
Les soldats le savaient et se livraient plus facilement à des actes répréhensibles que leurs camarades britanniques ou français. Ils s’absentaient fréquemment 2 ou 3 jours sans réelles conséquences.
Dès juillet 1918, on dénombre plus de soldats australiens dans les prisons militaires britanniques que d’Anglais ou de Canadiens. C’est un sujet très bien documenté dans l’ouvrage de Peter Stanley (Bad Characters) que je recommande aux lecteurs intéressés.
Pourtant à l’époque, on en parle très peu en Australie alors qu’en France, la presse n’est pas tendre avec les déserteurs. On jette l’opprobre sur ces antipatriotes…
Dr Romain Fathi : Il faut se rappeler qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, l’Australie construit la légende des ANZAC. Le soldat est grand, fort, meilleur que les autres…
Ce qui est historiquement contestable et qui a été démontré maintes et maintes fois dans de nombreux travaux. Cela reste donc socialement inacceptable et on tait ces agissements.
Donc l’histoire de William Reynolds est assez banale finalement ?
Dr Romain Fathi : C’est une histoire intéressante. Le cas du soldat Reynolds est particulier ; 53 jours de désertion n’est pas chose fréquente. Sa peine est faible comparée aux sanctions appliquées dans les rangs de l’armée britannique ou française. D’autant plus que nous sommes à la fin de la guerre et que les alliés savent déjà que la partie est presque gagnée.
D’ailleurs, la dernière bataille à laquelle les Australiens prennent part (la bataille de Montbrehain du 3 au 5 octobre 1918) a lieu quelques jours après qu’il a déserté. En effet, il n’y a plus assez d’hommes dans les divisions australiennes pour continuer. Et beaucoup sont mis en repos dès le mois d’octobre 1918. Cela s’est joué de peu pour lui.
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